Recalling the Sophists who approached Socrates
with the argument that motion did not exist, to
which the philosopher replied by merely arising
and starting to walk, so Unesco had transformed
speculative and theoretical arguments as to the
existence of a political science into action by
calling the present conference.
Maurice Duverger
participant à la conférence fondatrice de
l’AISP, 12 septembre 1949
Il est difficile, pour un political scientist de 2009, de se représenter l’état et la place de sa discipline dans le monde en reconstruction de 1949. Le tissu d’associations nationales, aujourd’hui structuré et familier, se limitait alors à la portion congrue que constituaient les associations américaine (fondée en 1903), canadienne (1913), finlandaise (1935), indienne (1938), chinoise (1932) et japonaise (1948). La communication entre ces organisations était pour ainsi dire inexistante, lorsqu’elles avaient même conscience de n’être pas seules au monde. La coopération internationale en science politique n’était guère incarnée que par l’Académie de Science Politique et d’Histoire Constitutionnelle, que Jean Meynaud stigmatiserait plus tard comme un «instrument de politique personnelle » à l’activité « excessivement réduite»1. La définition même de la « science politique» était incertaine, dans un contexte où la pertinence de la distinction entre philosophie, sciences sociales et humanités était objet de débats.
La volonté de la jeune Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (Unesco) de stimuler le développement des sciences sociales ne pouvait dès lors que prendre la forme d’une entreprise à la fois intellectuelle et institutionnelle. Sur le plan intellectuel, c’est dès décembre 1946, lors de la première conférence générale de l’Unesco, que la Sous-Commission des Sciences Sociales, de la Philosophie et des Humanités trace les grandes lignes du projet. Au terme d’un débat entre ses hétérogènes composantes – sa présidente est une historienne philippine, ses vice-présidents un romancier polonais et un linguiste chinois, ses rapporteurs un sociologue américain et un philosophe danois – la Sous-Commission acte la distinction entre les « sciences sociales » d’un côté, et la « philosophie et les humanités » de l’autre. Sur la base de la volonté du Président américain Franklin Roosevelt de « cultiver la science des relations humaines pour que survive la civilisation », elle assigne aux sciences sociales la tâche de contribuer à l’entente entre les peuples en favorisant la compréhension mutuelle et la levée d’obstacles comme « le nationalisme, les antagonismes d’ordre technologique, l’insuffisance de l’action gouvernementale, les problèmes relatifs aux mouvements de population ou aux rapports de dépendance existant entre deux peuples »2”
Ce projet très politique va, au fil des conférences générales, se préciser. En 1948 sont ainsi arrêtés sept objets de recherche prioritaires. Quatre d’entre eux – l’étude des « états de tension et [de la] compréhension internationale », l’« analyse philosophique des conflits actuels d’idéologies », l’« étude de la coopération internationale » et celle des « cultures sur le plan de l’humanisme» – réaffirment le potentiel pacificateur des sciences sociales. Deux autres – l’étude des « aspects sociaux de la science» et celle de l’« histoire de la science et des civilisations » – laissent entendre qu’il s’agit aussi, pour les jeunes sciences sociales, de se constituer en instrument de contrôle de sciences naturelles désenchantées par leur usage militaire. Un seul ne semble avoir qu’un lien indirect avec l’impératif de reconstruction: le projet « méthodes des sciences politiques », qui vise à « encourager l’étude des sujets et des problèmes traités par les spécialistes de sciences politiques des divers pays dans les ouvrages de recherche récents […], [à] encourager également l’étude des différents points de vue, de l’importance attachée à chaque question, des méthodes, des techniques et de la terminologie utilisées, et du nombre d’ouvrages de science politique récemment publiés »3
Le degré de spécificité du projet a en effet de quoi surprendre : dans un programme extrêmement large, l’application de mesures pionnières à une discipline au développement embryonnaire et à la légitimité contestée est pour le moins inattendue. Dans l’esprit de l’Unesco, ce statut prioritaire est pourtant pleinement justifié par les questions de recherche des sciences politiques : puisque celles-ci prennent pour objet d’étude un champ politique auquel on impute l’effondrement de l’ordre international, il est urgent que l’on donne à ces sciences les moyens non seulement d’étudier, mais aussi de réformer les institutions défectueuses. Une mission éminemment politique que les hommes de l’art, réunis pour la première fois le 16 septembre 1948 à Paris, ne renient pas dans le bilan de leurs travaux : « l’élargissement continu, dans tous les pays, de la sphère d’activité gouvernementale et la violence de la passion soulevée par la politique rendent particulièrement souhaitable l’étude désintéressée des idées et des pratiques politiques. C’est à la fois le but et l’objet de la science politique de fournir un pareil travail. Il n’est pas illégitime d’espérer que la science politique contribuera à la formation d’une opinion publique plus clairvoyante et mieux informée qui ne restera pas sans influence sur la qualité du travail gouvernemental et administratif »4
Pour les participants à la réunion du 16 septembre, la réalisation de cet ambitieux projet passe par l’instauration d’un dialogue entre politistes d’origines géographiques et disciplinaires variées. Projet qui dissimule malheureusement, derrière une idée simple, de grandes difficultés pratiques. Il s’agit en effet ni plus ni moins d’ouvrir un espace international à une discipline dont l’autonomie n’est guère reconnue que dans les seuls États-Unis. Il s’agit aussi de parvenir à faire travailler ensemble des politistes-philosophes, des politistes-juristes, des politistes-historiens et autres politistes-économistes. Il s’agit, en somme, de créer un semblant d’unité à partir d’une extrême diversité.
Bien conscients de ces difficultés, les huit participants marchent sur des œufs en soulignant que « le but de la collaboration internationale […] n’est pas de substituer un objectif et une méthode uniques à la diversité des matières traitées et des méthodes utilisées. Les méthodes juridique, historique, philosophique, sociologique, psychologique et statistique ont toutes été appliquées avec succès à l’étude des idées et des institutions politiques ». Prenant acte de leur propre hétérogénéité5, ils ménagent aussi le plus grand nombre en reconnaissant, dans leur définition des quatre champs d’investigation relevant des sciences politiques, l’influence des philosophes – « la théorie politique » – des juristes – « institutions politiques » – des internationalistes – « les relations internationales » – et de la science politique américaine béhavioriste naissante – « partis, groupes et opinion publique ». En arrière-plan, l’objectif n’est pas perdu de vue : la collaboration internationale est perçue comme un impératif heuristique absolu qui doit déboucher, en dernière analyse, sur la production de critères « scientifiquement valables » permettant de distinguer, parmi les travaux existants, le bon grain de l’ivraie. Mais ces concessions aux « factions » existantes ne donnent au projet qu’une solidité relative.rties, groups and political opinion.”
C’est donc sur des bases encore fragiles que cette entreprise intellectuelle est doublée d’une dimension institutionnelle. Suite à la décision de la Conférence Générale de 1948 de donner une consistance organisationnelle à la promotion de l’interconnaissance scientifique, la création d’une Association Internationale de Science Politique (AISP) est en effet vivement – et financièrement –encouragée. En cohérence avec leurs ambitions, les chercheurs réunis le 16 septembre 1948 imaginent donc une AISP multiforme dans ses moyens – un centre international de documentation, un bulletin de recherche, un service de résumé d’articles, des traductions de documents de base, des conférences internationales, des aides à la mobilité des chercheurs ou encore un encouragement des recherches internationales sont envisagés – mais orientée vers une unique fin : faciliter l’interconnaissance pour faire progresser la connaissance et, en dernier ressort, « [encourager], dans tous les pays, [des] techniques nouvelles d’organisation politique ». A ce stage, le projet est cependant encore flou : il revient à un comité préparatoire composé de Walter R. Sharp (États-Unis, président), John Goormaghtigh (Belgique, secrétaire), Raymond Aron (France), William A. Robson (Royaume-Uni), Angadipuram Appadorai (Inde) et Marcel Bridel (Suisse) de le mettre sur pied.
Dans l’année qui suit la conférence de septembre 1948, les choses s’accélèrent. Au niveau national, l’impulsion donnée par cette première réunion incite les communautés nationales à se structurer en associations afin de pouvoir, dès l’origine, peser dans la future AISP. L’Association Française de Science Politique est ainsi fondée dès 1949, tandis que des dynamiques similaires portent un peu plus tard leurs fruits au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Israël, en Suède (1950), en Allemagne, en Belgique, au Mexique ou encore en Grèce (1951). Parallèlement, au niveau international, le comité présidé par Walter Sharp se met au travail et produit une abondante correspondance. Les projets de statuts fusent, mais les pierres d’achoppement restent plus nombreuses que les points de consensus. La conférence fondatrice de l’AISP, réunie du 12 au 16 septembre 1949 à Paris, est donc loin d’être une simple formalité de par l’importance des questions qu’il lui revient de trancher.
Seize pays, dont quatre sont représentés par un délégué de leur Association nationale (États-Unis, France, Canada et Inde), sont réunis à cette occasion. Et, sans surprise compte tenu des difficultés évoquées plus haut, leurs débats se cristallisent rapidement autour de la pertinence même de la création d’une AISP, particulièrement au regard de l’existence, à Bruxelles, d’un Institut International des Sciences Administratives (IISA). Que l’on ne s’y trompe pas: au-delà de la question organisationnelle, c’est bien le problème de la légitimité intellectuelle de la science politique qui est posé. En suggérant la création d’un secrétariat commun aux deux institutions, c’est bien l’existence d’une réelle démarcation entre leurs champs d’investigation respectifs que l’on questionne.
7. Au fil de la conférence, les échos à cette prise de position se font plus nombreux, D. W. Brogan en venant même à plaider explicitement pour que l’Association « [évite] de s’efforcer à faire tout ce que fait l’Unesco» en « [débordant] dans d’autres domaines » que le champ strictement académique8. Le politique est donc, dans l’intention, mis à distance, et la question de la légitimité des prétentions intellectuelles de la science politique est considérée comme réglée – si ce n’est dans l’absolu, au moins pour les besoins immédiats des participants à la conférence.
L’impératif de différenciation vis-à-vis de l’IISA pousse ainsi les participants à prendre leurs distances par rapport à l’agenda politique de l’Unesco au profit d’un positivisme forcé. Dans les mots de Maurice Duverger, « il serait néfaste pour l’avenir de la science politique de créer des liens trop étroits avec un institut de science administrative. En effet, […] un institut de ce genre a pour objet la technique administrative, c’est-à-dire des problèmes de méthode, de rendement, de pratique. L’objet de la présente Association diffère en ce qu’elle doit se proposer de définir des lois sociologiques ; il y a là la même différence qu’entre la médecine qui est un art et la biologie qui est une science, cette dernière servant à faire progresser la médecine»Les débats sont ainsi libres de se déplacer sur le terrain organisationnel. De nombreuses décisions sont alors prises dont l’explication détaillée dépasserait le cadre de cette brève introduction, et l’on ne s’attardera donc pour l’instant que sur l’un des points les plus débattus et à l’impact le plus immédiat : le choix du siège de la nouvelle AISP.
Le problème n’est pas facilement résolu. Car choisir un siège, c’est à la fois choisir un cadre légal pour l’Association, une langue de travail, un secrétaire exécutif et des bureaux. C’est aussi, évidemment, accorder une forme de reconnaissance au pays hôte. Et c’est, enfin, poser certaines conditions à la composition du Comité Exécutif dont les membres, du point de vue des finances et de la bonne marche de l’Association, ne peuvent se permettre d’être basés trop loin du siège. Déjà abordée et non résolue par le comité préparatoire, la question de la domiciliation fait donc l’objet de longues discussions au cours de la conférence. Seul un point semble, au départ, faire l’unanimité : l’AISP doit être située sur le continent européen afin de favoriser le développement de la discipline dans cette partie du monde. Cette opinion est à ce point partagée que l’American Political Science Association (APSA) a voté une résolution en ce sens dès le 29 décembre 19489. Mais le problème de la ville européenne à sélectionner reste en revanche entier. Trois possibilités sont évoquées : Bruxelles, Genève et Paris. La première est la ville d’origine de John Goormaghtigh, jusqu’alors secrétaire apprécié du comité préparatoire. Mais elle est déjà l’hôte de l’IISA, dont on a vu que les politistes souhaitent s’éloigner. La seconde présente l’avantage d’offrir, selon les termes de Maurice Duverger, une « sérénité politique » à une association amenée à traiter de « questions explosives ». Mais la ville héberge déjà trop d’associations internationales et manque de candidats au poste de secrétaire. C’est donc finalement Paris, troisième option proposée assez tard dans les débats, qui emporte la mise. La capitale française a en effet pour elle d’être déjà l’hôte de l’Unesco, et d’avoir en la personne de François Goguel un possible secrétaire exécutif. La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) est de plus capable de fournir les facilités logistiques nécessaires10. L’AISP est donc créée comme «association étrangère » de droit français.
De ce choix découle celui d’un Comité Exécutif provisoire composé de huit Européens – Marcel Bridel (Suisse, vice-président), Denis W. Brogan (Royaume-Uni, vice-président), Jan Barents (Pays-Bas), Fehti Celikbas (Turquie), Maurice Duverger (France), John Goormaghtigh (Belgique), Elis Hastad (Suède), Adam Schaff (Pologne) – deux Nord Américains – Quincy Wright (Etats-Unis, président), Crawford B. Macpherson (Canada) – un Sud Américain – Isaac Ganon (Uruguay) – et un Asiatique – H. Khosla (Inde). C’est à ce Comité et à son secrétaire exécutif qu’il va appartenir, en cette fin d’année 1949, de commencer à mettre en place les structures qui permettront à l’AISP de relever le défi inscrit dans ses statuts : « promouvoir le développement de la science politique à travers le monde »11. Objectif unique qui implique trois démarches : se développer sur le plan organisationnel, contribuer au développement intellectuel de la science politique, et veiller à l’expansion géographique de la discipline.
Notes
- Lettre de Jean Meynaud à John Goormaghtigh, 22 septembre 1955.
- Unesco, «Conférence générale : première session », Paris, Unesco, décembre 1946.
- Unesco, «Actes de la Conférence Générale : deuxième session, Mexico, 1947 », Paris, Unesco, avril 1948.
- Unesco, «Conférence internationale sur les méthodes en science politique, du 13 au 16 septembre 1948. Déclaration faite par les membres de la conférence, le 16 septembre 1948 », Paris, Unesco, 28 avril 1949.
- Raymond Aron (France), président de la conférence, est agrégé de philosophie ; Frede Catsberg (Norvège), Georges Langrod (Pologne) et William A. Robson (Royaume-Uni) sont tous trois professeurs de droit public ; G.D.H. Cole (Royaume-Uni) est professeur de théorie sociale et politique ; John Goormaghtigh (Belgique) est directeur d’un institut de relations internationales ; M. Rathnaswami (Inde) est recteur d’académie. Seul Walter R. Sharp (États-Unis) possède le titre de professeur de sciences politiques.
- «Chaque savant, pour lui-même et pour les autres, a le devoir de faire la distinction entre ce qui appartient à l’analyse pure et simple du réel et ce qui implique des jugements de valeur […]. Les échanges entre les sciences politiques de différents pays seraient de nature à favoriser les discriminations nécessaires » (Unesco, « Conférence internationale sur les méthodes en science politique, du 13 au 16 septembre 1948…», op. cit.).
- Unesco, «Conférence internationale de science politique. Procès-verbal de la deuxième séance tenue le lundi 12 septembre à 14h30 à la Maison de l’Unesco, 19 avenue Kléber, Paris 16e », Paris, Unesco, 25 octobre 1949.
- Unesco, «Conférence internationale de science politique. Procès-verbal de la deuxième séance tenue le mardi 13 septembre à 10h à la Maison de l’Unesco, 19 avenue Kléber, Paris 16e », Paris, Unesco, 25 octobre 1949.
- American Political Science Association, « Resolution recommended by the Committee on IR and approved in principle by the Executive Committee», 29 décembre 1948.
- Unesco, « International political science conference. Provisional Executive Committee of the International Political Science Association. Summary record of the first meeting, held at Unesco House on Thursday, 15 September 1949 at 2.30 p.m. », Paris, Unesco, 25 octobre 1949.
- Unesco, « Statuts de l’Association Internationale de Science Politique (texte adopté par la Conférence internationale de science politique réunie à la Maison de l’Unesco, Paris, du 12 au 16 septembre 1949) », Paris, Unesco, 10 octobre 1949.