Tout au long de sa carrière, Serge Hurtig s’est posé une question fondamentale. Comment enrichir la connaissance en science politique? Dans le monde bipolaire de l’après-guerre - ou le dialogue entre les peuples était au cœur des débats et ou tous les acteurs du politique affirmait haut et fort « Plus jamais! », une autre question se posait. Comment la science politique pouvait-elle contribuer à mettre en place des structures décisionnelles et des mécanismes de coopération favorisant une plus grande communication entre les peuples? Faut-il s’étonner que plusieurs politistes ou politicologues se soient justement intéressés aux facteurs permettant de résoudre le paradoxe entre une plus grande coopération entre les nations tout en permettant aux États de conserver leur autonomie politique. Dans un texte publié par Serge Hurtig en 1958 par la Carnegie Endowment for International Peace et intitulé The European Common Market, une analyse des mécanismes, objectifs et espoirs que suscite le Traité sur le marché commun du 1er janvier 1958. Serge Hurtig y est alors présenté comme un chercheur formé à l’aulne de l’économie et de la science politique à l’école des Affaires étrangères de l’Université Georgetown et à Science Po.
C’est dans ce contexte qu’il faut voir la naissance de la Documentation politique internationale. L’intercompréhension, le dialogue interculturel dans le respect des identités de chacun s’est affirmé dès le début comme son leitmotiv essentiel. Le pluralisme des idées devait trouver sa place dans la science politique. Pour cela, Jean Meyriat (1951-1963) et Serge Hurtig et leurs étudiants venus de plusieurs pays se sont employés d’abord à répertorier l’ensemble des revues de science politique publiées dans le monde, et ce quelque soit la langue, et à présenter des résumés des articles en français et en anglais. Toutefois, les Abstracts nous rappelle que nous avons toujours vécu dans un monde multilingue et que la langue d’origine de la recherche est un puissant vecteur structurant de la pensée. La grande inquiétude de Serge Hurtig comme chercheur et scientifique fut toujours la même. Y a-t-il une place pour la science politique, comme discipline nomothétique des sciences humaines, une planète nommée politique au sein du système solaire de la connaissance? Pour cela, il fallait à tout prix professionnaliser la discipline – et en particulier la science politique française et francophone - en la mettant en contact avec les travaux des collègues américains mais également asiatiques et latino-américains. Cette quête vers une science politique pluraliste et comparative, capable d‘analyser des phénomènes semblables sur divers continents, fut au cœur de son travail et cela autant comme traducteur d’auteurs étrangers que chercheur.
En septembre 1967, Serge Hurtig quitta ses fonctions de SG de l’AISP. Le 4 février 1969, l’AFSP envoyait à ses membres un rapport introductif rédigé par Serge Hurtig sur l’état de la science politique. Il écrivait alors : « Si l´état de la science politique est encore très loin de paraitre satisfaisant, sa vitalité actuelle est frappante. Un retour en arrière par rapport aux tendances manifestées au cours des années récentes semble hautement improbable. Le risque d´un décalage entre les chercheurs des centres les plus avances et les mieux équipés et la masse des autres est très grand; un tel décalage, s´il devait persister, équivaudrait en science politique à l´établissement d´une prépondérance durable des pays de langue anglaise». En ce début de 1969, Serge Hurtig, Jean Blondel et Stein Rokkan envoyaient d´ailleurs une lettre à une douzaine de collègues leur proposant de créer un réseau informel d’institutions et de centres de recherche intéressé par la recherche comparative. Ce fut les débuts de l’ECPR qui fut officiellement créé le 29 juillet 1970 suite à un aide financière de la Fondation Ford. A titre de Secrétaire général puis directeur scientifique de la Fondation nationale des sciences politiques (1971-1995), Serge fut par la suite au cœur des débats sur l’état de la discipline en France.
On ne peut par ailleurs parler de Serge Hurtig sans mentionner son intérêt pour les États-unis. Cet intérêt est palpable tant par le nombre d’articles que de compte rendus sur la vie politique américaine et aussi par ses nombreux séjours aux États-unis comme professeur invité. Des titres comme Le New Deal ou le triomphe du réformisme (RFSF, 1957), Les nouveaux aspects du problème noir aux États-Unis (Politique étrangère 1963), Le conflit Truman-MacArthur (RFSP, 1960), La politique des États-Unis (RFSP, 1966), Les Américains et leur régime (RFSP, 1969) ou sur les débats au Sénat afin de redonner au président le pouvoir de renvoyer des soldats au Cambodge (1970) et plus récemment sur Bill Clinton (2000), témoignent de cette fascination pour la vie politique américaine qui était si peu étudiée en France et ailleurs au début des années soixante. Les chercheurs européens devaient mieux connaître ce grand pays, autant son système que sa culture politique.
Aujourd’hui le monde bipolaire de l’après-guerre a été remplacé par un monde multipolaire et le multilinguisme ou plurilinguisme reprend ses lettres de noblesse. Les trois principales langues du commerce sont aujourd’hui dans l´ordre, selon une étude de Bloomberg, l’anglais, le mandarin et le français. L’anglais comme langue de la communication scientifique reste certes la lingua franca. C’est d’ailleurs avec un certain pincement au cœur que je me rappelle que Serge Hurtig avait annoncé aux membres de l’exécutif de l’AISP que dorénavant les résumés des Abstracts ne seraient désormais que disponible en anglais. L’unilinguisme de la science constitue à bien des égards un appauvrissement de la science comme nous le rappelle si souvent nos collègues en épistémologie des sciences. Einstein n’a-t-il pas publié ses trois articles sur sa théorie quantique et de la relativité en allemand et présenté ses recherches en français! La production scientifique sera certainement davantage pluraliste et plurilingue en ce 21ème siècle. Nous n’avons pas encore accès à toutes ces revues chinoises bien qu’il existe déjà des index pour les répertorier. La mondialisation des savoirs signifie que nous devrons être davantage attentifs à ce qui se passe un peu partout dans le monde. Serge Hurtig a été en ce sens un ethnologue de la science politique.
Ce que je veux vous dire aujourd’hui - mon cher Serge - c’est que la science politique a encore besoin sinon davantage d’outils de référence, d’accélérateur de la connaissance, afin d’aider les membres de nos associations et celles qui joindront l’AISP dans les prochaines années, à être à l’affût du travail de nos collègues des quatre coins du monde. Votre tâche, elle s’est inscrite dans le dialogue de la connaissance et dans le respect des identités. Grâce à vous, l’AISP est un bel exemple d’un réseau plurilingue de chercheurs qui ont la volonté ferme de faire progresser notre discipline et de poursuivre nos débats et réflexions dans le cadre profondément humaniste de l’intercompréhension.
Sur une note plus personnelle, comme secrétaire général de l´AISP, quel honneur ce fut pour moi d´avoir un mentor comme vous. Vos précieux conseils, votre érudition et surtout votre amitié ont été pour moi d´un réconfort de tous les instants. Comme SG nous avons la chance de rencontrer des collègues de tous les coins du monde passionnes par cet objectif de comprendre a la fois les changements qui s´opèrent dans nos sociétés autant que les relations de pouvoir. Il existe encore des espaces humains ou on a besoin de la science politique car elle est une science sociale qui cherche à contribuer à la mise en place de système de gouvernements plus stables dans lesquels la liberté académique puisse s’exercer sans contrainte. La mondialisation – et il faut le rappeler – constitue aussi un défi pour la science. Tel fut votre quête, elle est aussi la nôtre. Comme tout marathonien, vous méritez une médaille. Merci d’avoir persévérer, nous reprendrons le flambeau.
Guy Lachapelle
Université Concordia
Secrétaire général de l'AISP 2000-aujourd'hui